Accueil A la une Pages éclairées de l’histoire du mouvement national tunisien (V) : Propos indiciaires sur un assassinat programmé : le témoignage à la rescousse (I)

Pages éclairées de l’histoire du mouvement national tunisien (V) : Propos indiciaires sur un assassinat programmé : le témoignage à la rescousse (I)

Par Pr Mohamed Lotfi CHAIBI | Historien contemporanéiste aux prises avec la Mémoire des Vainqueurs, des Vaincus et des Sociétés Secrètes |

Bien malin qui croit trouver ou prouver l’ordre émanant de la personne ou des parties commanditaires d’un assassinat politique, de surcroît drapé de la “vertueuse” raison d’Etat. Celle ayant trait à l’assassinat de Me Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour (1945 – 1955), constitue à première vue une exception forte bien énigmatique sinon problématique

La version/aveu du Président Bourguiba sur cette ténébreuse affaire laisse bien des zones d’ombre et des insinuations qui prêtent à équivoque et révèlent la dimension psychologique de l’acte prémédité (1). Il est bien admis, comme le souligne Marc Bloch, que «les faits historiques sont par essence des faits psychologiques. (Et) c’est donc dans d’autres faits psychologiques qu’ils trouvent normalement leurs antécédents ; sans doute les destinées humaines s’insèrent dans le monde physique et en subissent le poids. Là même, pourtant, où l’intrusion de ces forces extérieures semble la plus brutale, leur action ne s’exerce qu’orientée par l’homme et son esprit » (2).

Nous avons restitué dans l’épisode précédent comment Me Habib Bourguiba, président du Néo-Destour, a usé de la ruse, en brandissant devant le Haut-commissaire de France, Roger Seydoux (décembre 1955 – janvier 1956), la menace de liquidation physique de son rival Me Salah Ben Youssef, pour enclencher les péripéties d’une fuite très vite muée en ex-filtrage (3). Nous tenterons présentement de dévoiler un tant soit peu le contexte de l’ordre d’assassinat en recourant  au paradigme indiciaire (4).

Il est un fait que «l’historien d’aujourd’hui — singulièrement celui de l’histoire du temps présent confronté à tant de catastrophes et traumatismes collectifs — rend de plus en plus à penser le passé historique sur le mode psychanalytique de la hantise, à l’aune de ses longues latences et de ses reviviscences soudaines, de ses surgissements vertigineux comme de ses silencieux effacements. Autrement dit, au travers d’une approche très freudienne des rapports entre passé et présent» (5).  Plus précisément, le fait est que, en dépit des premières pages trompeuses de Psychologie des foules et analyse du moi, Freud n’a pas suffisamment mis en valeur le rôle des facteurs sociaux et historiques dans l’évolution des complexes psychoaffectifs et des conflits psychiques des sujets. Or, justement, l’inconscient n’est jamais statique; il change en liaison structurelle avec les situations sociales dans lesquelles il est pris. Ce qu’il s’agit aujourd’hui encore de mieux appréhender, c’est cette vérité toute simple : quand la société et les mœurs changent, les patients et leurs névroses également (6).

Qu’en est-il de la société tunisienne et de ses mœurs marquées par la politique de reconquête de la souveraineté nationale ( bataille de l’évacuation en 1961 et nationalisation des terres agricoles coloniales en 1964) d’un côté et épurées par les lumières de l’instruction publique, de l’autre, moment choisi par le Président – Zaim sahélien, Me Habib Bourguiba, pour enclencher, dans le sillage de l’échec de l’entrevue de Zurich (3 mars 1961) l’opération menant à l’assassinat de son compagnon rival, l’insulaire Me Salah Ben Youssef (7). Pour l’heure, il agit comme un «acteur complexé, un patient charriant une névrose chronique, estimait en 1986 Ahmed Ben Salah», «ancienne étoile montante du régime devenu contestataire depuis 1973» (8).

En réexaminant les différents témoignages des deux leaders rivaux et de leurs proches collaborateurs, notre enquête indiciaire se propose d’établir le fil conducteur, l’élément déterminant, de le restituer en quelque sorte dans sa dimension psychologique, qui a été à l’origine de l’opération de liquidation, il est vrai brandie depuis mi-décembre 1955 mi-janvier 1956 mais n’est mise en exécution qu’en août 1961. Aussi, la confrontation des aveux du professeur Sleim Ammar (9), du ministre socialiste Ahmed Ben Salah (10), du président Habib Bourguiba (11), de l’expert en renseignements Bechir Turki (12), du professeur Amor Chedly (13), de Habib Bourguiba Junior (14) ainsi que les mémoires de Hedi Mabrouk (15) et celles de Brahim Tobal (16)  et Mohamed Abdelkefi (17), proches collaborateurs de Me Salah Ben Youssef en exil (1956 – 1961) contribue-t-elle à nuancer notre propos et à baliser ses orientations.   

(1) Cf. Ben Youssef voulait attenter à ma vie et l’affaire Ben Youssef In Habib Bourguiba. Ma vie. Tunis, Apollonia Editions, 2016, pp. 323-325 et 335-337. Voir annexe 1.

(2) Bloch (Marc) : Apologie pour l’histoire, ou Métier d’historien. Paris, Armand Colin, 1977, 7e édition, pp. 157-158.

(3) Pages éclairées de l’histoire nationale tunisienne (IV) : Propos de documents d’archives sensationnels…(1) et (2) : A propos du départ de Me Salah Ben Youssef pour la Libye (la nuit du 27-28 janvier 1956) et de son retour inopiné  (début novembre 1956) : fuite ou exfiltrage ? Parues dans La Presse, 12 et 13 décembre 2021.

(4) «La singularité de l’histoire à l’instar de la psychanalyse est un savoir conjectural fondé sur la collecte et l’interprétation de traces, d’indices ou de symptômes révélateurs».

«A partir d’une analyse des correspondances de méthode entre Sigmund Freud, Sherlock Holmes et l’historien de l’art Giovanni Morelli, l’historien italien Carlo Ginsberg conclut à l’émergence à partir des années 1870-1880 d’un modèle épistémologique singulier dans le domaine des sciences humaines, modèle dont la valeur tiendrait dans sa capacité à faire saisir, à partir de traces, même infinitésimales, une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement. Là gît le ‘ paradigme indiciaire’…Ainsi se dessine une méthode d’interprétation que les psychanalystes  et les micro-historiens tout particulièrement peuvent avoir en commun : celle de considérer comme hautement révélateurs les écarts à la norme, les faits inaperçus et l’apparence marginaux, les détails considérés d’ordinaire comme sans importance et pourtant hautement signifiants…» :

Mazurel (Hervé) : L’inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective. Paris, La Découverte, 2021, pp. 84 – 85.

(5) Cf. Rousso (Henry) : La Dernière Catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain. Paris, Gallimard, 2013.

(6) Mazurel (Hervé) : L’inconscient…, op.cit, page 134.

(7) Chadli (Amor) : Bourguiba tel que je l’ai connu. La transition Bourguiba – Ben Ali. Tunis, Simpact, 2011, pp. 119 – 121.

(8) Ahmed Ben Salah estime que Me Habib Bourguiba est «  un complexé. Il a plus de caractère qu’il n’a de personnalité, et voilà pourquoi il ment si souvent » :

Cohen (Bernard) : Bourguiba, le pouvoir d’un seul. Paris, Flammarion, 1986, page 62.

(9) «Bourguiba est atteint d’une surexcitation quasi permanente avec exaltation, associées à un orgueil démesuré, avec une hypertrophie du moi» In Accore (Pierre), Rentchnick (Pierre) : Ces nouveaux malades qui nous gouvernent. Paris, Stock, 1988, page 134 (Habib Bourguiba, pp. 131 – 144).

(11) Bourguiba (Habib) : Ma vie. Mes idées, mon combat. Tunis, Apollonia Editions, 2016, pp.323 – 325 et 335 – 337. 

(12) Turki (Béchir) : Deux ou trois choses que je connais d’elle (Wassila Bourguiba) In  Eclairage sur les recoins sombres de l’ère bourguibienne. Tunis, Sotepa graphique, 2011, pp. 113 – 114.

(13) Chadli (Amor) : Bourguiba tel que je l’ai connu. La transition Bourguiba – Ben Ali. Tunis, Simpact, 2011, pp. 119 – 121.

(14) Bourguiba Jr. (Habib) : Notre histoire. Entretiens avec Mohamed Kerrou. Tunis, Cérès Editions, 2013, pp. 228 – 232.

(15)Mabrouk (Hedi) : Feuilles d’automne. Tunis, Sud Editions, 2012, page 84.

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